Dans cet épisode du podcast UX Content Craft, Apolline Rouzé* (animatrice du podcast), co-fondatrice de Lorem UX Writing, échange avec Marie-Anne Chaloupecky, consultante et coach en Content design, mais aussi doula.
*Pour éviter de parler de moi à la troisième personne dans cet article, permettez-moi d’utiliser la première personne du singulier 😊
Prendre soin de soi et de son équipe, en pleine course à la production
J’espère que vous allez bien… depuis le temps ! Parce que ça fait un moment que l’on n’a pas échangé ensemble.
J’espère que vous avez passé un bel été. Que vous avez pu ralentir le rythme.
On reprend le podcast avec un épisode un peu particulier.
Un sujet qui tombe à pic en cette rentrée de septembre, au rythme effréné, comme chaque année.
Et si cette fois, on prenait le temps de souffler ?
De se réserver des moments de respiration, de pause entre deux projets, entre deux tâches ?
Et si, pour les prochains mois, on remettait les émotions au centre de notre travail ? On se questionnait régulièrement sur ce que l’on ressent ? Pour contrer un peu la course à la production.
Et si on prenait vraiment soin de soi ? Soin de l’autre ? De son équipe ? Au cœur même de nos projets ?
Parce que le design, c’est avant tout une affaire d’humain.
On veut prendre soin des utilisateurs et des utilisatrices. Mais comment est-ce possible si on ne prend pas soin de nous, si on ne se sent pas tout à fait à sa place ?
C’est tout le sujet de ce premier épisode de podcast.
Pour cette nouvelle conversation, j’ai le plaisir d’échanger avec Marie-Anne Chaloupecky.
Marie-Anne est consultante et coach en Content design. Mais pas que (mais ça on en parle dans l’épisode).
Ensemble, nous parlons de prendre soin de soi, prendre soin de son équipe en tant que manager.
Nous parlons d’émotions, de course à la croissance, de burn out.
Marie-Anne partage ses bonnes pratiques pour se questionner et remettre l’humain au cœur de notre travail, de nos projets.
Pour concevoir des expériences digitales au service des utilisateurs, tout en évitant de s’oublier, soi.
Bonne lecture ! ☕
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→ Écouter l’épisode du podcast UX Content Craft
Interview — Marie-Anne Chaloupecky, consultante en Content design, coach & doula 🎙️
Apolline — Bonjour Marie-Anne, je suis ravie de t'accueillir sur UX Content Craft ! Ça fait un petit moment qu'on papote ensemble. Aujourd’hui, on va parler d'un sujet qui peut sembler sortir de la ligne éditoriale du podcast. Un épisode peut-être un poil plus psychologique. On va parler d’émotions, de prendre soin de soi, en tant que designer.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, parlons de ton parcours. Tu es Content designer, comment en es-tu arrivée à ce métier ? Quel est ton parcours ?
Marie-Anne — Je vais commencer en parlant des mes origines, parce que je pense que le contexte culturel est intéressant pour la suite. Je suis d’origine polonaise et tchèque.
Je suis née en France, et quand j'avais deux ans, nous sommes partis vivre en Angleterre. À 12 ans, nous nous sommes expatriés en Ouganda avec ma mère, mon beau-père et mon frère. Après mon bac, je suis retournée vivre en Europe. J'ai démarré ma vie d’adulte à Paris, où j'ai vécu pendant 10 ans. C'est là où mon aventure vers le Content design commence.
Je suis de cette génération de Content designers qui est arrivée dans le milieu quand ça ne s'appelait pas encore comme ça. Il n'y avait pas de nom pour qualifier ce métier. Il n'y avait pas de formation. J’y suis arrivée un peu par hasard.
J'ai travaillé pendant 7 ans dans la restauration à Paris. J'étais vraiment passionnée par ce métier. Mais, un jour, je me suis dit qu’à la veille de mes 30 ans, j’étais déjà super fatiguée, et que ce serait mieux d’arrêter de bosser la nuit et de changer de milieu.
Je travaillais dans un bar, un client est venu me voir. Il m’a demandé si je connaissais une personne anglophone qui a envie d'un travail de bureau, 35 heures. J’ai répondu : je veux bien essayer ! Il était un peu étonné, mais il a dit ok, on tente. Il est devenu mon premier manager chez Booking.com.
À l'époque, mon métier était Content editor. Je travaillais sur le contenu des fiches produit des établissements qui sont sur Booking.com. Tout se faisait à la main.
Au bout d'un an, j'ai commencé à m'ennuyer. Au détour d’une formation interne, j’ai rencontré une femme merveilleuse : Melanie Wessels. Elle m'a persuadée de rejoindre l’équipe d’Amsterdam. Je n’ai pas hésité longtemps. J’ai débarqué à Amsterdam, au sein de l'équipe Content projects. C’était en 2013.
Un an plus tard, Kelly Chambers, la seule, l’unique et incroyable Kelly Chambers, aujourd'hui directrice de l'UX writing et du Content design chez Booking, m'a demandé de rejoindre son équipe. J’ai fait un test de recrutement interne. Ça s'est passé nickel, et je suis devenue ce qu'on appelle aujourd'hui Content designer.
Apolline — D’habitude, l’invitée me dit qu’elle a un parcours atypique - comme tous les UX writers et designers - mais alors une rencontre dans un bar qui te fait devenir Content designer… Celle-là on ne l'avait jamais fait !
Marie-Anne — Eh bien, on risque de te le refaire une fois, parce que je connais une autre personne qui a été recrutée par cette même personne dans le même bar !
Apolline — Il faut que tu donnes l'adresse de ce bar, si quelqu’un souhaite rejoindre Booking ! (rires)
Tu as fait un petit bout de chemin depuis Booking. Tu es désormais consultante en Content design et aussi coach. Aujourd'hui, en quoi consiste ton job et qui sont tes clients types ?
Marie-Anne — Je vais d’abord revenir en arrière pour parler de ce que j'ai fait chez Booking, parce que ça pose bien le contexte et la logique de mon cheminement.
J'ai donc commencé à être au service de plusieurs équipes tech chez Booking. À l'époque, j'étais la huitième Content designer de l'équipe. Trois ans plus tard, on était plus de 60. Donc tu imagines bien l’évolution dingue de l’entreprise !
Cela pouvait être stressant, mais c'était aussi chouette puisqu’on construisait tout, je faisais beaucoup de choses différentes, et nos compétences ne faisaient qu’évoluer. À ce moment, nous sommes devenus UX Copywriter. Parce qu'il fallait mettre le mot UX dans le nom de métier : on attirait ainsi les bonnes personnes, des personnes qui savent écrire, tout en étant focalisées sur la data. Booking, c'est un peu les rois de l’AB test et tout est data-driven. C'est vraiment une obsession dans cette boîte. Ça m'a beaucoup appris.
On recrutait ces profils et on les formait dans la foulée. Tout en développant une stratégie solide : comment définir ce qu’il faut faire en priorité ? Qu'est-ce qui fonctionne ? Qu'est-ce qui ne fonctionne pas ? Et, surtout, poser des hypothèses : quelle est l'hypothèse derrière ce que tu écris ? Si tu n'en as pas une, il faut te remettre en question.
Travailler chez Booking a été très riche.
Mais malheureusement, en 2018, j'ai fait un beau burn-out. Monumental, même. J'en parle assez librement. J’ai même travaillé aux côtés des RH pour trouver des solutions face à la surcharge de travail, parce qu'on était trop nombreux à faire des burn-out. Avec du recul, je sais que c'était surtout lié à des problèmes de management, parce que l’entreprise grandissait trop vite. On avait des changements de structure extrêmement rapides.
D’ailleurs, je pense qu’aucune entreprise n’a, encore aujourd’hui, compris comment scaler à cette vitesse, sans trop de dommages collatéraux. Si une personne qui nous écoute a déjà eu une expérience positive dans une entreprise qui a grandi très rapidement, sans surcharge de travail ou surcharge émotionnelle, voire sans burn-out, je veux bien qu'elle me contacte et me raconte son expérience.
Apolline — Au fur et à mesure que tu racontes ton parcours, je vois une certaine corrélation entre ce que tu as vécu et comment tu en es arrivée à l'activité de coach.
Marie-Anne — Oui, ce n’est pas anodin. Tu m’as bien cernée ! (rires)
J'ai quitté Booking en 2018. J'étais encore au Pays-Bas. J'ai décidé d’y monter ma boîte, sous un statut similaire à l’auto-entreprise. Je voulais créer mon activité parce que j’avais l’impression que plus jamais je ne réussirai à réintégrer une ambiance en open space avec plein de gens et avec toute cette ébullition.
Au début, je ne savais pas quoi vendre. J'étais vraiment paumée. Je me suis dit que j’allais essayer de proposer du copywriting en freelance. Alors que je déteste tout ce qui est contenus longs et tout ce qui est en lien avec le marketing ! (rires) Mais comme je ne savais pas quoi faire d'autre, j'ai tenté le coup.
Ça a rapidement marché. J'ai commencé avec des clients qui m'embauchaient en tant que copywriter, et en quelques semaines, je déviais vers l’UX. Je suis rapidement retournée vers le Content design.
Au bout de quelques mois, je me suis dit que la production n’était pas ce qui m’animait le plus. Ce qui me passionnait était la stratégie et les dynamiques au sein des entreprise. J'ai alors commencé à communiquer comme consultante, et ça a pris.
Progressivement, des clients sont venus me voir en me demandant si je pouvais coacher des Content designers. Je n’étais pas coach, mais j’ai voulu tenter. J’en ai parlé avec une copine qui a vécu une trajectoire un peu similaire chez Booking et qui a fait une reconversion vers le coaching. Elle s’est formée avec l’ICF pendant un an. Elle m'a dit que j’avais les compétences nécessaires pour faire du coaching, et que, comme ce n’était pas un métier réglementé, je n’avais pas besoin de faire une formation. Mieux valait commencer à coacher, à tester sur le terrain pour savoir si ça me plaisait, avant d’investir des milliers d’euros dans une formation d’un an. Elle m'a rassurée et m’a motivée à me lancer. Je ferai une certification plus tard si je décidais de poursuivre dans cette voie.
J'ai tout de suite adoré coacher.
Comme pour beaucoup de personnes, je n’osais pas me lancer tant que je n'avais pas fait toute la recherche et acquis toutes les compétences théoriques nécessaires pour me lancer.
Apolline — Je plaide coupable !
Marie-Anne — C'est un peu le syndrome des Content designers. Mais je me suis lancée, et j'ai adoré. Comme tout bon UX, j'ai demandé plein de feedback. J'ai eu des retours positifs et constructifs de la part de mes coachés. J’ai ensuite eu envie d’officialiser mon job : j'ai fait une formation certifiante.
Au même moment, j’ai eu envie de retourner en France. Manque de bol, le Covid est arrivé. J’ai squatté chez des amis quelques mois. Pendant un an, j'ai ralenti mon business pour me donner de l'espace, pour me poser des questions de la vie, tant pro que perso. Ces questionnements m’ont amenée vers une formation de doula.
Apolline — Tout à fait évident ! (rires) Mais on va voir qu’il y a un lien entre les deux.
Avant d’en parler, je reviens sur ta casquette de coach. Quel type de coaching fais-tu et avec quel type de clients ?
Marie-Anne — Je fais du coaching auprès de Content designers qui ont déjà quelques années d’expérience, seniors ou managers. Ce sont des personnes qui se posent des questions par rapport à la direction qu'elles veulent prendre dans leur carrière.
Par exemple, j’ai coaché plusieurs personnes de Zalando. Ce sont généralement les entreprises qui payent le coaching. C'est une grande valeur ajoutée pour elles d'offrir à leurs employés un coaching externe qui est plus neutre que les formations internes. Ça donne plus envie de s'investir dans l'entreprise quand on se voit offrir un tel accompagnement. On parle majoritairement de leur carrière et beaucoup d'équilibre pro/perso. Cela permet d’ailleurs de parler de burn-out et d’intervenir en prévention. Même si ce n'est pas ce sur quoi je communique, c'est un sujet qui revient régulièrement.
Apolline — Tu accompagnes majoritairement des Content designers/UX writers. Deux questions me viennent à l’esprit.
1) Est-ce que cela te génère assez d’activité ? C’est un métier de niche, le Content design.
2) Pourquoi ne pas élargir à tous les métiers du design ?
Marie-Anne — Élargir aux métiers du design, c'est une question que je me suis beaucoup posée. Aujourd'hui, j’y suis d’ailleurs un peu plus ouverte. Mais je pense que j'aime bien me concentrer sur le Content design parce que c'est un univers que je connais bien. Je peux apporter beaucoup par rapport aux possibilités de carrière. J'ai été coachée par le passé, et je trouvais que c'était difficile pour moi de bien transmettre toutes les problématiques de cet univers assez particulier.
Je peux aussi apporter des techniques qu'on utilise déjà en UX, je mets en place des ateliers qui sont familiers aux personnes coachées.
J’ai également remarqué que c’est un espace où les coachées se sentent en sécurité, parce que je connais leur métier, ils n'ont pas à me l’expliquer. Quand ils et elles me présentent une problématique, je comprends en deux secondes. Cela les rassure de savoir que j'ai eu un parcours assez poussé dans ce milieu.
Apolline — Tu as évoqué que tu avais aussi une casquette plus récente de doula. C'est un métier qui n'est pas vraiment connu. Un peu plus auprès des femmes, notamment des mamans ou futures mamans. Est-ce que tu peux expliquer ce métier ?
Marie-Anne — J'ai retrouvé la définition officielle, qui a été publiée pour la première fois en 2011. La dernière définition de 2024 explique qu’une doula est une personne qui, en complément du suivi médical, accompagne une femme, des futurs parents durant la grossesse, l'accouchement et la période postnatale.
Dans la réalité, je vise un peu plus large. Bien sûr, comme pour n’importe quel métier, les doulas ont toutes des couleurs différentes. J'ai voulu proposer quelque chose qui, moi, m'a manqué et que je ne trouvais nulle part : l'accompagnement autour de la décision ou l'ambivalence de décision de devenir parent ou pas.
C’est finalement ce qui fonctionne le mieux. Peut-être parce que ma clientèle est plutôt dans le milieu de la tech, un milieu où les femmes ont mis leur carrière en priorité, un milieu où on décide de faire des enfants plus tard. Ce sont des personnes qui se posent des questions sur le désir de parentalité, mais ne savent pas trop si elles veulent être parents.
Je trouve qu’aujourd'hui on arrive de plus en plus à accepter des femmes qui ne veulent pas d'enfants. Mais par contre, l'ambivalence, c'est vraiment un autre sujet. Le fait de ne pas savoir, ça surprend les gens. Je trouve que ça met souvent mal à l'aise.
J'ai donc voulu proposer cet accompagnement, parmi d'autres. Je suis aussi formée en deuil périnatal (accompagnement de l’IVG, de l'arrêt de grossesse choisi ou alors médical), et aussi en accompagnement des parcours PMA.
Pour revenir sur le deuil, il peut être très varié. Par exemple, je compte aussi le deuil d'un projet d'enfant.
Apolline — Quel lien vois-tu entre ces activités de doula et de coach/consultante en Content design ?
Marie-Anne — On peut avoir l’impression que je suis passée du coq à l’âne, mais je ne le vois pas du tout comme cela.
En commençant à pratiquer en tant que doula, je me suis rendu compte que j'avais plein de choses à apporter à mon métier de coach, et j’apporte pas mal d’outils de l’UX à l’accompagnement de doula.
Mes clients sont principalement dans la tech. Quand je prends la casquette de doula, j’organise des formats d’ateliers qui vont être familiers à ces personnes.
Dans l'autre sens, j'ai commencé à utiliser des outils de doula dans mes ateliers en UX, dans mon activité de consulting en Content design.
J’aime beaucoup utiliser la roue des émotions en atelier. Je demande aux participants d’exprimer comment ils se sentent en ce moment en pointant du doigt l’émotion correspondante. Cela me permet de saisir l’ambiance générale en début d’atelier. Est-ce que tout le monde va bien ? Est-ce qu'il y a quelqu'un qui est plutôt fatigué ? Est-ce qu'il y a beaucoup d'enthousiasme ou plutôt une énergie un peu basse ? C’est important de le savoir, surtout si on doit s’attaquer à des sujets complexes. Des sujets qui vont peut-être provoquer certaines tensions entre les membres de l’équipe. À la fin de l’atelier, cela me permet de sonder les émotions qui peuvent être différentes. C’est un excellent outil pour ralentir, pour sortir de cette frénésie qui existe dans le monde la tech, où tout va très vite.
J’utilise aussi la roue des émotions pour mapper les parcours utilisateurs. Identifier les émotions des utilisateurs et utilisatrices permet alors de savoir quel ton utiliser, dans quel type de situation et pour répondre à quel besoin.
Apolline — J’aime aussi sonder les émotions des personnes qui participent aux formations que je délivre. Je les questionne sur leur météo interne. Cela me permet de savoir si globalement les personnes sont dans le bon mood, et savoir si le workshop va être productif et générateur d'idées.
D’ailleurs, comment fais-tu quand, par exemple, il y a la moitié du groupe qui est dans une énergie positive et quelques personnes qui ne sont pas motivées ou fatiguées, voire pas impliquées du tout ? Cela m’arrive notamment quand il y a des métiers différents autour de la table, qui travaillent sur des projets différents. Comment fais-tu pour gérer des émotions contraires ? Ne pas te laisser embarquer par les personnes qui sont ultra positives, parce que naturellement tu as envie d'aller vers elles, tu as envie de les solliciter ? Ne pas laisser les personnes qui seraient dans un moins bon mood de côté ?
Marie-Anne — Très bonne question ! Cela revient aux techniques de facilitation. Il est important d’être le plus inclusif possible. Une fois que tu connais le niveau d’énergie, il est essentiel de montrer aux personnes que tu entends leur propre niveau d'énergie. Et de montrer que tu comprends leur manière de communiquer, parce que chaque personne ose plus ou moins communiquer selon sa personnalité. Il est important de laisser de la place à ceux qui parlent moins. Une bonne pratique pour que tout le monde s’exprimer est d’utiliser l’écrit. D'où l'intérêt d'avoir un tableau avec des post-its ou de bosser sur FigJam, Mural, ou Miro, peu importe. Cela donne l’opportunité à toute personne de s’exprimer simplement.
Quand il y a cette division entre ceux qui sont très enthousiastes et ceux qui le sont moins, je rappelle à ceux-ci qu’ils ont de la place, qu’ils seront entendus. En créant cet espace de dialogue et de compréhension dans le workshop, cela aide les personnes qui sont à fond de rester positives parce qu'elles apportent quelque chose au groupe, mais sans être dans une frénésie. On peut baisser la vitesse sans nécessairement baisser l'enthousiasme pour le sujet. Quand on crée assez de place, je trouve que les personnes qui ont une énergie plus basse arrivent à prendre leur place.
Il est aussi important d’être à l'aise avec les grands silences, c’est complètement ok, ces moments sont même essentiels.
Apolline — On peut vite avoir tendance à se reposer sur les personnes positives et à ignorer du regard celles qui le sont peu ou pas, alors que c'est plutôt l'inverse qu'il faudrait faire. Grâce au regard et à la posture.
Tu parlais de la frénésie dans la tech. Aujourd'hui, c'est vrai qu'on parle beaucoup de productivité, il faut sortir des fonctionnalités de plus en plus vite. Comment faire pour revenir à des moments de calme ? Pour prendre du recul ? Comment peut-on prendre soin de soi, dans cette frénésie ?
Marie-Anne — Même si on peut toutes et tous faire attention à soi, la responsabilité relève aussi du management. Je pense que c'est très important de le dire : quand on devient manager, c'est notre responsabilité de veiller sur le bien-être des personnes qu'on manage.
D’un point de vue business, c'est aussi beaucoup plus efficace. En évitant la surcharge, le burn-out ou les arrêts maladies longs, l’entreprise est alors plus productive. Les arrêts et le turnover entraînent des coûts importants et une énergie folle. Financièrement, c'est déjà très lourd d'embaucher. Donc prendre soin des personnes qu'on a embauchées et sur lesquelles on investit est primordial.
Apolline — Admettons que je sois manager, quel conseil me donnerais-tu pour créer cet espace sécuritaire pour mon équipe et pour prendre soin du bien-être de chacun ?
Marie-Anne — Je vais peut-être être un peu méta là, mais en fait, cela passe par prendre soin de toi d'abord. En tant que manager, il est important de montrer l’exemple, en posant ses propres limites. À chaque niveau de management, c'est important de prendre soin de soi. En prenant soin de soi, on arrive à mieux protéger son équipe quand il y a des problèmes ou quand ça accélère.
Protéger ne veut pas dire enlever des responsabilités. Ça veut dire travailler de manière plus intelligente : prendre le temps de réfléchir à la stratégie au lieu d’aller dans tous les sens.
Dans cette ambiance frénétique, on essaye de faire beaucoup de choses, mais finalement, on n'est pas très efficace. On produit beaucoup, mais ce n’est pas très stratégique. C’est la même chose quand on passe des journées à faire des meetings, sans pause entre chaque, on termine la journée épuisé. Et puisque tu es épuisée, tu ne profites pas de ta vie personnelle. Le lendemain, rebelote. Tu rentres dans un engrenage, dans lequel tu perds progressivement ton inspiration et ta motivation, tu manque d'espace pour réfléchir de manière stratégique, et c'est comme ça tu t’épuise mentalement et physiquement.
Apolline — Il peut aussi y avoir le cas où tu es très impliquée, tu es excitée par ce que tu fais, tu aimes beaucoup ton travail, et alors tu accumules les tâches et les projets, avec là aussi le risque de t’épuiser. Comment réussir à ralentir, même si tu débordes d’enthousiasme ?
Marie-Anne — Je comprends ce que tu veux dire. J'ai toujours été comme ça. Dans le milieu du design, il y a ce truc de l'empathie et de care : on met beaucoup de soi au service du projet et des utilisateurs, au risque de s’oublier.
Pour moi, cela revient à la même chose : être stratégique, prioriser, et ce de manière radicale. Quand on priorise vraiment bien, on arrive à faire mieux, à être plus efficace. On met peut-être en place des systèmes, des process, qui vont ensuite nous rendre la vie plus facile, pour nous et pour notre équipe. Donc, de nouveau, c'est prendre le temps pour réfléchir.
Et prendre le temps de faire des vraies pauses. On sait très bien qu'il n'y a rien de mieux qu'une nuit de sommeil ou d'aller marcher dehors pour que la créativité revienne quand on est à vide.
Apolline — Alors oui, on le sait. Mais on ne le fait pas forcément, ou pas durablement.
Marie-Anne — Parce qu'on veut bien faire, et quand on nous sollicite, on a envie de répondre présent. Alors, je n’ai pas de solution magique en entreprise. Mais, en tant qu'indépendante, je suis très protectrice de mon temps.
J’ai appris à me connaître. Je respecte mes cycles en tant que femme et en tant qu'humain. Je pense qu'on fonctionne tous un peu différemment. Ça m’a pris des années (et quelques séances de psy) pour comprendre mon fonctionnement. Je sais que j'ai des cycles où je suis très productive. En ce moment, je surfe la vague. Je sais que cette vague va retomber et quand elle va retomber, donc je prévois le temps de repos derrière. Quand je vois que plusieurs jours vont être intenses, je me bloque un jour de repos ensuite.
En entreprise c'est plus difficile à le mettre en place. Mais on peut quand même essayer d'adapter nos agendas. Quand on nous invite à plusieurs réunions, il faut s’interroger : est-ce que c'est vraiment nécessaire que j’y sois ? Pourquoi ? Qu’est-ce que ça va m’apporter et qu’est-ce que ça va apporter à l’équipe ?
Apolline — Et comment peut-on apprendre à se connaître ? Ça prend du temps. Ça prend des années.
Marie-Anne — Je suis une grande fan de thérapie. Même s’il faut réussir à trouver la bonne personne. J’ai cru entendre qu’on ne trouve le bon ou la bonne thérapeute qu'au bout de sept personnes. J'ai eu plus de chance que ça, heureusement ! (rires)
Il existe d'autres moyens plus simples, et moins chers. Par exemple, deux fois par semaine, je discute avec deux personnes, qui sont des partenaires de responsabilité. Ces appels durent 30 à 45 minutes. Chacune prend le temps d’expliquer sa problématique, les autres écoutent activement. Elles posent des questions, sans donner de solutions. Souvent, rien qu’en parlant, on trouve nous-mêmes les solutions pour résoudre nos problèmes. Mais cela n’arrive qu’avec un espace bienveillant et d'écoute active, qui nous laisse la place pour réfléchir. C'est magique. Je le pratique depuis 2018, et on a raté très peu de fois ce rendez-vous.
Apolline — J’ai mis en place le même type de rendez-vous avec une personne qui monte aussi une agence sur un autre sujet. Toutes les deux semaines, on échange sur nos objectifs et nos problématiques. Ça fait un bien fou et ça donne un coup de boost pour repartir sur de bonnes bases. C'est un espace hyper bienveillant, un espace d’écoute et de compréhension.
Je me rends compte que je le pratique avec deux amies une fois par mois, sur le plan perso. Et à chaque fois, c’est un moment hors du temps, qui m’apporte énormément.
Marie-Anne — C’est chouette de trouver les bonnes personnes qui t’écoutent, qui croient en toi, et qui sont aussi là pour te challenger si besoin (quand c’est vraiment nécessaire).
Apolline — C’est tout à fait faisable en entreprise, et je crois que c'est encore mieux de créer ces moments avec deux personnes qui ont des métiers différents. Cela évite de rentrer dans le dur des projets, parce que sinon on risque d’être uniquement dans le challenge.
Marie-Anne — Je recommande souvent à des managers qui n’ont pas d’équivalent dans leur entreprise de créer ce type de moment avec des managers d’autres entreprises.
Apolline — J’avais prévenu que cet épisode allait être différent, très psycho et développement personnel, mais c'est important d'en parler.
Je reviens sur le burn-out : même si on en parle ces dernières années, je trouve que ça reste encore tabou. C’est un sujet dont on parle côté RH, mais dans les équipes, on va rarement en parler et même rarement parler d'émotions.
Marie-Anne — On sait que c'est un problème, mais on ne sait pas trop comment le gérer. Je pense que ce qu’il manque, c'est la compréhension que les burn-out peuvent être dus à plein de choses. Ça peut être l'ambiance dans la boîte, le management, les changements rapides ou un manque de bon management du changement. Ça peut être lié à des problèmes personnels aussi.
En réalité, une personne a une seule vie, qu’il est impossible de scinder. Il n’y a pas la vie professionnelle d’un côté et la vie personnelle de l’autre.
Le burn-out est généralement du à une combinaison, une accumulation de plein de choses.
Ce sur quoi on peut travailler, ce sont les valeurs profondes (les core values) dans une équipe. On peut créer un moment de questionnement : quelles sont les valeurs de chaque personne ? Et quelles sont les valeurs de l’équipe ? Comment peut-on travailler de manière à respecter nos valeurs ?
L'un des premiers exercices que je donne à mes coachés est l'exercice des valeurs, de Brené Brown. La personne coachée doit déterminer les 3 valeurs les plus importantes pour elles. Ensuite, elle prend du recul et regarde si tout ce qu’elle fait dans sa vie est en accord avec ses valeurs. Souvent, quand il y a burn-out, l’alignement avec les valeurs est rompu.
Je pense que c'est un exercice parfaitement faisable en entreprise. Les entreprises parlent souvent de leurs valeurs. Mais je crois qu’il faut aussi les définir et en parler à une échelle plus intime : celle des individus et de l’équipe.
Apolline — On n'a pas besoin d'attendre que ça vienne de l'entreprise, de la hiérarchie. On peut très bien le mettre en application dans une équipe, qu’elle soit constituée de 3 ou 20 personnes.
Marie-Anne — Là où il peut y avoir un questionnement légitime, c’est de savoir où sont les limites du pro et du perso. À quel point est-ce que je peux aider mon équipe sans me faire du mal et sans aller sur un territoire flou qui relève de la psychologie ou de la médecine du travail ?
C'est quelque chose que je couvre dans le troisième volet de mon accompagnement auprès des entreprises, que je co-construis avec une autre doula, Alex Lagueste. L’axe principal est la périnatalité (dont le fameux retour au travail). On y a introduit la notion de limites : en tant que manager, comment je pose mes limites au travail ?
Apolline — Encore une fois, prendre soin de soi en tant que manager pour prendre soin des autres.
Je pense que le plus difficile, c'est en effet de savoir où sont les limites et aussi savoir identifier qu’une personne de son équipe va mal et à quel point elle va mal, pour potentiellement la rediriger vers le bon accompagnement.
Marie-Anne — Par contre, une personne en burn-out est bien souvent incapable d'identifier qu’elle l’est et d’où vient le problème, même quand on le lui dit.
Il faut aussi être conscient qu'on n'est pas responsable de toute sa vie. Si une personne est en burn-out, notre responsabilité se limite à mettre en place le plus de soutien possible et lui donner autant d'outils que possibles pour s'en sortir. Ce n’est pas la responsabilité du manager de régler le problème. Mais c'est sa responsabilité de voir comment faire de la prévention, comment limiter des dégâts et comment orienter cette personne.
Apolline — Je vois que cela fait bientôt une heure qu’on discute. On pourrait parler plusieurs heures, mais on va prendre soin de nous, Marie-Anne, comme faire une pause avant d’enchaîner sur nos tâches de la journée (rires).
As-tu quelque chose à ajouter ou des ressources complémentaires à partager ?
Marie-Anne — Je pense qu’on a fait un bon tour du sujet. Peut-être un conseil en plus pour les personnes qui ont des règles : apprenez à connaître vos cycles. Ça vaut pour les hommes aussi d’ailleurs. Quand on respecte un peu plus les cycles de notre corps, on arrive à comprendre à quel moment on peut être productif, à quel moment on a besoin de se faire de la place, de se reposer et d'y aller un peu plus mollo. Connaître mon cycle, connaître comment je fonctionne a vraiment changé ma manière de travailler. Ça change la donne niveau bien-être, productivité, respect de l'espace dont on a besoin, ça change tout.
Aussi, autre conseil : réfléchir à nos rituels d’équipe. Dans la tech et dans l’UX, on a beaucoup de rituels. C’est important de faire le point de temps en temps : est-ce qu’on a encore besoin de ce rituel ? Est-ce qu’on doit le modifier ? Ne peut-on pas implémenter une ou deux minutes pour sonder les émotions de chacun ? Et se poser la question : comment ça va, vraiment ?
Les ressources recommandées par Marie-Anne 🔍
- La roue des émotions : Feelings Wheel
- Comment définir ses valeurs, un exercice de Brené Brown
- With Many Roots, s’éduquer sur l’impact du changement climatique
- Le site de Marie-Anne Chaloupecky, où elle propose ses services de consultante et coach en Content design
- Le site de Marie-Anne Chaloupecky, où elle propose ses accompagnements de doula